Le coup d'Etat du 2 décembre

Le lundi soir à l'Elysée

Le 1er décembre 1851 est un lundi. Chaque lundi, à la présidence de la République, il y a un dîner suivi d'une réception, laquelle prend généralement fin entre dix et onze heures. Ce soir Ià, l'Elysée connaît son affluence habituelle. Les adversaires du prince se mêlent à ses partisans. Louis-Napoléon, selon son habitude très calme, parcourt les salons, affable comme toujours, ayant pour tous un mot courtois. Il va d'un groupe à l'autre, prend part un moment aux conversations, mène quelques privilégiés jusqu'au buffet, enfin se conduit en maître de maison qui sait recevoir. Vers les dix heures, passant devant le colonel Vieyra, il lui fait, d'un mot à voix basse, comprendre qu'il désire lui parler. Tous deux s'adossent à une cheminée, devant le public qui, par déférence, se tient à l'écart de quelques pas.

- Colonel, êtes-vous assez maître de vous-même pour apprendre une grande nouvelle, sans que votre visage laisse paraître quelque émotion ?
- Prince, je le crois.
- Eh bien, c'est pour cette nuit. Pouvez-vous m'assurer que demain matin n'aura lieu aucun rassemblement de la Garde nationale ?
- Oui, si je dispose d'assez de monde.
- Voyez Saint-Arnaud, il vous donnera le personnel nécessaire.

Vieyra s'incline légèrement. En sortant. il a l'air un peu crispé. Au point que le ministre des Affaires étrangères,
le comte de Turgot, qui, bien entendu, ne sait rien, mais a remarqué la courte scène, dit en riant à son voisin :
« Vieyra s'en va ! Comme s'il portait un secret d'Etat ! ». Louis-Napoléon échange encore avec des personnages obscurs quelques propos d'une grande banalité. A dix heures et demie, il regagne ses appartements. A onze heures, les derniers invités sont partis, les lustres sont éteints. Dans le palais désert, une seule lumière demeure allumée, celle du cabinet du président au premier étage. Morny, Saint-Arnaud, Persigny, Maupas montent l'escalier, suivis du secrétaire de la présidence, Mocquart. Ces cinq hommes décident rapidement avec le prince des dernières dispositions. On se sépare vers minuit. En partant, Morny dit à ses collègues : «Chacun de nous risque d'y laisser sa peau.» Puis, après un moment: « De toute manière, demain nous aurons une sentinelle à notre porte. »

A l'aube du 2 décembre

Les mesures arrêtés sont immédiatement mises à exécution. Tout est préparé si minutieusement que l'on fait crever les tambours de la Garde nationale pour qu'ils ne puissent pas' battre le rappel. On fait de même occuper les clochers afin d'empêcher qu'on y sonne le tocsin. Aux soldats il est remis de petites sommes; dans les papiers secrets des Tuileries on trouvera un état chiffré: en moyenne dix à douze francs par homme. Un peu avant l'aube, les régiments sortent de leurs cantonnements ; ils vont occuper les principaux points stratégiques de la capitale. Un bataillon part investir le Palais-Bourbon. Le colonel Espinasse monte chez le président Dupin pour le prévenir que l'Assemblée est dissoute. L'attitude de Dupin pourrait être déterminante. Elle sera nulle. L'homme a de l'esprit, point de caractère. « Je lui savais, écrit Tocqueville, un cœur habituellement intéressé et lâche... Je l'avais vu courir sus à tous les vaincus; moitié singe et moitié chacal, sans cesse mordant, grimaçant, gambadant, toujours disposé à se jeter sur le malheureux qui tombait. Après avoir, depuis trente ans, servi tous les régimes successifs, il est prêt à passer au suivant. Pendant qu'est neutralisé le siège de l'Assemblée, les commissaires de police sont réveillés, chargés d'arrêter deux cents personnalités politiques, lesquelles sont aussitôt conduites en voiture à la maison de détention de Mazas. Les chefs royalistes, socialistes, modérés, se retrouvent tous en prison. Dans la cour commune, Thiers, Proudhon, Changarnier, Berryer... échangent des propos désabusés. Proudhon, qui s'y connaît en fait de sentiments populaires, avertit: « Le Bonaparte réussira. Il la pour lui la force, les canons, l'erreur du peuple, les sottises de la Chambre. Vous, vous êtes honnêtes ; lui, il a sur vous cet avantage d'être un coquin ». Peu auparavant, à une heure du matin, les agents de M. de Morny se sont, dûment escortés, rendu à l'Imprimerie nationale. Maintenant ils font, en hâte, composer des affiches blanches, immédiatement apposées.

 

Une journée calme

Au petit jour du 2, Paris s'éveille. Les ouvriers, se rendant à leur travail, voient avec stupéfaction, collées partout sur les murs, deux proclamations. L'une est intitulée « Décret de M. Louis Napoléon Bonaparte » : « Le président de la République décrète: article 1er. - L'Assemblée nationale est dissoute ; art. 2. - Le suffrage universel est rétabli ; art. 3. -Le peuple français est convoqué, dans ses comices, à partir du 14 décembre jusqu'au 21 suivant ; art. 4. - L'état de siège est décrété; art. 5. - Le Conseil d'Etat est dissous ». L'autre placard est une
proclamation du préfet de police : «Habitants de Paris I Le président de la République, par une courageuse initiative, vient de déjouer les machinations des partis. C'est au nom du peuple, dans son intérêt et pour le maintien de la République, que l'événement s'est accompli. Habitants de Paris, ayez confiance dans celui que six millions de suffrages ont élevé à la première magistrature du pays... Les bons citoyens me prêteront leur concours. Lorsque le pouvoir en appelle au peuple entier, seuls des factieux pourraient y mettre obstacle. Toute tentative de désordre sera donc promptement et inflexiblement réprimée.»Les gens lisent, puis vont leur chemin. Sur les boulevards, on parle, on discute, sans crier, sans hausser le ton. Le « maintien de la République » rassure. « Dans son ensemble, note dans ses Souvenirs M. de Freycinet, la population se montra plutôt passive. Les ouvriers se tenaient à l'écart, comme s'ils éprouvaient une joie secrète à voir se retourner contre le Parlement la violence dont celui-ci avait usé vis-à-vis d'eux trois ans et demi auparavant. Le souvenir des Journées de Juin planait sur le Deux Décembre. » L'ambassadeur d'Autriche, le comte Hübner, écrit dans son journal : « Les passants, le public sont, en général, calmes et indifférents. Bien que, depuis des mois, on ne parlât que de coup d'Etat, tout le monde semble pris au dépourvu. » La stupéfaction, il semble que ce soit là l'impression dominante. Michelet, à la date du 2, se contente d'inscrire sur son cahier : « Ma femme m'apprend, à dix heures, l'étonnante nouvelle. » Manifestement il est comme « abasourdi ». A la fin de la matinée, une cinquantaine de députés parviennent, par une porte latérale, à s'infiltrer dans le Palais-Bourbon. Ils arrivent même à gagner la salle des séances où le président Dupin évite de se montrer, restant calfeutré dans ses appartements. Informé de cette réunion, le colonel Espinasse se hâte d'intervenir. Il somme les députés de se disperser. Ils s'y refusent. Alors Espinasse crie à ses hommes : « Gendarmes, emportez ces messieurs ! » « Les gendarmes emportèrent les représentants comme l'on emporte des paquets. » Ils ne découragent pas pour autant. Vers une heure, ils ne se retrouvent, au nombre de près de deux cents, à la mairie de Grenelle. Ils s'installent dans la grande salle. Ils essaient de « délibérer » , votent des motions de « trahison » et de « mise hors-la-loi » . Deux compagnies de chasseurs à pied viennent les embarquer pour Vincennes. Peu avant midi, le Prince-président sort de l'Elysée, à cheval, avec une escorte de généraux. Deux escadrons le précèdent, deux autres le suivent. Il descend la rue du faubourg Saint-Honoré, prend la rue Royale, arrive sur la place de la Concorde. Des troupes imposantes y sont massées. Elles l'accueillent du cri de Vive l'Empereur I Il se fait ouvrir les grilles du jardin des Tuileries, paraît un moment vouloir se diriger vers le vieux palais de nos rois, mais semble marquer une hésitation. Son oncle Jérôme lui aurait dit : « Trop tôt, Louis ! Pas encore ! » Toujours est-il qu'il rebrousse chemin, revient à l'Elysée. Ce sera tout pour la journée. Le soir du 2, la capitale est parfaitement paisible. La ville, dans l'ensemble, conserve son visage habituel. Magasins, restaurants, théâtres restent ouverts. Les administrations, les banques, les tribunaux fonctionnent comme d'habitude. Seule la fermeture des cafés fréquentés par les républicains pourrait dénoncer quelque tension occulte.


Louis-Napoléon Bonaparte à l'aube du pouvoir absolu

Réactions tardives

L'opposition, surprise, a perdu un temps précieux. Le matin du 3, elle paraît se réveiller. Des émissaires circulent, des mots d'ordre se répandent, des députés, ceints de leur écharpe, parcourent les faubourgs. Ils ne soulèvent que peu d'enthousiasme.« Quoi, disent-ils, vous voulez l'Empire ? » « Non, mais pourquoi nous battre ? L'Assemblée nous a mitraillés en juin et l'on nous rend le suffrage universel ! » On s'attendait à une levée en masse, on n'en voit pas, on ne sent aucune ardeur. Les chefs de la gauche sont déçus.

Leurs témoignages sont éloquents. Schoelcher: « On nous saluait, on criait Vive la République I Rien de plus.
Il faut bien avouer que le peuple ne voulait pas remuer ». Victor Hugo : « Un Danton n'eût pas réussi à rallumer l'étincelle révolutionnaire; nous étions seuls. » Les parlementaires ne semblent pas être très populaires. Au représentant Baudin, qui le presse de se joindre à lui, un jeune apprenti répond : « Ne croyez pas que je vais me faire tuer pour vous conserver votre indemnité de vingt-cinq francs par jour ! » Baudin réplique: « Tout à l'heure, mon ami, vous verrez comment on meurt pour vingt-cinq francs ! ». Cependant quelques barricades s'élèvent. Dans les quartiers ouvriers, on voit se dessiner des mouvements d'une certaine ampleur, même d'une réelle violence. En fin d'après-midi, autour des Halles, l'émeute parait maîtresse ; la police et la troupe y doivent reculer. Le soir du 3 la situation laisse l'impression d'être sérieuse. Beaucoup de personnes croient que l'on est à la veille d'une révolution.

Le comte Hübner note : « On commence à douter de la réussite de l'opération. » Même autour du président se produit quelque flottement. Ses antichambres se vident, les quémandeurs se raréfient. « Quelques-uns, rapporte le journaliste Véron, après avoir sollicité, le 2, l'honneur d'être inscrits sur la liste de l'Elysée, écrivent le lendemain au ministre pour que leur nom en soit retiré, puis demandent qu'il soit rétabli, selon les nouvelles et les agitations de la journée. » Parmi ceux qui démentent, contredémentent leurs signatures, remarquons deux hommes qui, plus tard, sembleront les piliers du régime, Eugène Rouher, Achille Fould; il est vrai qu'alors ce sera en pleine sécurité. On les retrouvera ensuite le 4 septembre se débandant à nouveau; les domestiques des dictatures ne sont pas toujours lès serviteurs les plus courageux.

Devant ces incertitudes, Louis-Napoléon lui-même paraît troublé. Il est de ceux qui constamment attachent grande importance à l'opinion publique. Maintenant il semble touché, devient hésitant. Au point que son entourage se pose, un moment, la question de savoir si cet éternel indécis ne va pas subitement abandonner; on craint qu'il ne soit prêt à lâcher. Ce revirement ne ferait point l'affaire des hommes qui ont tout misé sur ce coup de dés. Persigny, Saint-Arnaud, Morny, interviennent vigoureusement. Surtout Morny. Il s'en vantera: « J’ oserais presque dire que sans moi l'affaire n'aurait pas été menée à bien.» Alors, fataliste, le prince laisse faire, il donne tout pouvoir à son ministre de l’Intérieur, tandis qu'il s'enferme dans son cabinet, silencieux, fumant ses incessantes cigarettes. Morny est chargé de la répression. Il a son idée.

La dure journée du 4 décembre

Une idée qui ne date pas d'aujourd'hui. Déjà, lors des Journées de Juin, le général de Lamoricière disait à M. de Tocqueville: « Patience. Croyez-vous que nous soyons assez sots pour éparpiller nos soldats dans les petites rues des faubourgs ? Non, non ! Nous laissons les insurgés se concentrer dans les quartiers que nous ne pouvons leur disputer. Nous irons ensuite les y détruire. Cette fois, ils ne nous échapperons pas ». Le soir du 3, les troupes reçoivent l'ordre, inattendu, de quitter les positions qu'elles occupent. Elles regagnent leurs cantonnements. On désire tout simplement les garder fraîches pour le lendemain. Leur retrait semble donner à la rébellion le champ libre. C'est précisément ce que veut Morny. Il aurait pu, avec un effort, dans la nuit ou au petit jour, arrêter toute tentative à l'aube du 4. Il entend, au contraire, laisser l'émeute se développer, lui permettre de s'étaler, pour finalement la briser net, l'écraser d'un seul coup si violent, si décisif, que toute velléité de recommencer en serait découragée pour de longues années. On semble favoriser l'insurrection pour, au coin du chemin, l'attirer dans un guet-apens dont elle ne se relèvera pas. Le plan est cruel, il sera exécuté cruellement. Quand se lève le jour du 4, les éléments extrémistes n'aperçoivent plus personne devant eux. Ils s'enhardissent. Des groupes armés se rassemblent entre le boulevard Bonne-Nouvelle et le Château d'Eau. Des barricades se dressent, faites de voitures, de meubles, de matelas. Des tracts, imprimés pendant la nuit, sont distribués pour exalter les combattants. Des bandes s'avancent vers le centre, coupent plusieurs voies. A midi, elles enlèvent la mairie du Xème. Il semble que Paris soit prêt à s'enflammer. L'armée n' apparaît toujours pas. Le préfet de police, ne voyant rien venir, s'inquiète. Il fait afficher que « tout individu, pris les armes à la main, sera fusillé » .En même temps, il lance vers le ministère des appels angoissés. En vain. Morny ne se départit pas de ses projets. Le vieux joueur n'abattra ses cartes qu'à l'instant par lui prévu. Jusque-là il est d'un calme imperturbable. se montre souriant, ironique. La province, lui fait-on connaître, commence à s'agiter; il hausse les épaules. A un préfet qui lui télégraphie: « On dit ici que la Chambre triomphe sur toute la ligne », il répond: « Non, c'est la ligne qui triomphe de toute la Chambre! » Toute la journée, Louis Napoléon demeure tapi dans l'Elysée, tortillant ses moustaches, à l'écoute de l'extérieur. S'il traverse des moments d'angoisse, rien n'en apparaît. Il a jeté les dés, il attend qu'ils sortent. Cependant, le général Magnan a fait ressortir ses troupes des casernes, il les met en place, il n'agira qu'à l'heure fixée. Dans son rapport, il consignera: « A midi, j'appris que les barricades devenaient formidables et que les rebelles s'y retranchaient, mais j'avais décidé de n'attaquer qu'à deux heures. Inébranlable dans ma résolution, je n'en avançais pas le moment, malgré les instances qu'on me fit pour cela ». A deux heures précises, bataillons, escadrons, batteries se mettent en mouvement. Les soldats sont bien reposés ; ils ont, depuis la veille, été tenus sans contact avec la population, ils sont munis d'argent, fournis de vivres, arrosés de vin ; ils se trouvent dans les meilleures conditions. Quarante mille homme s'abattent sur deux mille cinq cents à trois mille insurgés. Quel que soit le courage de ces derniers, ils sont rapidement écrasés, sauvagement abattus. Les troupes n'y regardent pas de très près; nombre de passants inoffensifs sont, par la même occasion, sacrifiés. Un peu partout les cadavres s'accumulent. En moins de deux heures, l'affaire est réglée. A la fin de l'après-midi tout est terminé. La nuit venue, il n'y a plus que quelques acharnés qui se battent encore dans l'obscurité autour des Halles, retardataires vite maîtrisés.



 

Du Prince-Président à l'Empereur


Une victoire chèrement acquise

Le nombre des morts donnera lieu à des estimations variées. Il semble que, pour Paris seulement, il soit d'un millier. La répression est terrible. Trente-deux départements sont soumis à la loi martiale. Dans tout le pays il y aurait eu vingt-six mille incarcérations suivies de jugements sommaires. Un rapport officiel lui-même précise :
59 condamnations à mort, dont 5 exécutées, 239 déportations à Cayenne, 9 500 en Algérie, 1 500 expulsions du territoire, 2800 internements administratifs. La France est mâtée, mais horrifiée. Si M. Morny a réussi son plan, ses calculs machiavéliques coûtent cher. La cruauté de la répression laisse des haines implacables. Elles suivront le régime, ne désarmeront pas devant ses succès, puis, dix-neuf ans plus tard, un beau jour, elles éclateront.


Charles Auguste Louis Joseph MORNY

Louis Bonaparte vainqueur

Pour l'instant, la population, comme toujours femelle, applaudit le vainqueur.Le 4 au soir, le général de Saint-Arnaud félicite l'armée : « Soldats ! vous avez sauvé la République ! » La Bourse monte ; la rente 5 % était le 1er à 91, le 5 elle est à 96 ; elle va dépasser 100. L'opposition reconnaît sa déroute. « La nation, écrit Victor Hugo, le 5 recula, le 6 elle disparut. Nous nous retrouvâmes ce que nous étions le 2 : seuls ». Le prince respire. S'il avait échoué, il aurait été traité plus bas que terre, traîné dans la boue, piétiné, peut-être massacré. Du moment qu'il réussit, c'est un dieu. A l'Elysée, raconte Vieil-Castel, « les adhésions arrivent de tous côtés... Les gens qui, il y a un mois, déclaraient Louis Napoléon un crétin, aujourd'hui le proclament un grand homme ».

 
 



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